Illustration par l’auteur
CYCLE « LE CIEL DES OISEAUX BLESSÉS » (3/5)
MON PAYS, MON PEUPLE – L‘OIE SAUVAGE
L’horizon s’enflammait comme si le vent impétueux attisait ses ardeurs. Ce vent qui tel un mur d’air froid la séparait de plus en plus des autres oies, l’emportait, la chahutait, lui coupait le souffle… L’éventail vivant de ses amis disparaissait dans l’or chaud du Levant sans même s’apercevoir de son absence. Le vent la prit une dernière fois dans son tourbillon, puis la laissa tomber sur le sol dur et inhospitalier d’une contrée étrangère…
Le paysage monotone lui permit de rassembler ses forces sans prêter attention aux détails. La brume du matin gommait les traits gris d’une plaine à perte de vue sans moindre signe de vie… Elle s’était perdue, perdue au milieu de nulle part… loin de la présence amicale de ses compagnes de route. Cette plaine ne lui présentait aucun repère, ne lui laissait aucune trace sur laquelle elle pourrait retourner et retrouver son chemin. Ce dépaysement était d’autant plus douloureux car il était inattendu et contraire à l’espoir qui animait son départ des terres natales.
L’oie sauvage ferma les yeux et appela dans son esprit le souvenir heureux du lac aux couleurs empreintes aux roseaux qui l’environnaient tout autour. À la moindre caresse du vent les roseaux chuchotaient leurs petits secrets, se courbaient jusqu’à l’eau pour y mieux voir la sveltesse de leurs corps élancés, et le lac prenait les allures d’un œil vert allumé du feu du soleil et vivifié par les ombres des roseaux… C’était son pays où la lumière se conciliait avec le crépuscule, et la chaleur de l’air avec la fraîcheur des eaux… Les eaux qui reflétaient son rêve d’elle-même — les silhouettes élégantes des cygnes, silencieuses et lentes, sûres de leur beauté et de leur grandeur, et en même temps si discrètes qu’elles faisaient presque partie du paysage de son pays. Son pays, son rêve osé d’elle-même, peut-être un jour… elle serait comme ces oiseaux si différents des autres…
Son rêve, il est resté là-bas, sur les rives marécageuses de son lac… Pourquoi l’a-t-elle quitté ?… Allait-elle périr de faim et de froid en entendant le bruit des herbes sèches sous le sifflement glaçant du vent qui l’y avait amenée. Ses pensées la faisaient souffrir plus que l’estomac vide et la bise qui sans pitié se glissait sous ses plumes et réveillait des frissons, ces frissons qui la traversaient sans cesse… La souffrance l’obligea d’oublier le pays des roseaux, et pour se donner du courage elle évoqua dans sa pensée l’image réconfortante de ce grand morceau de pain, tombé du ciel un jour de pèlerinage douloureux loin de ses pénates, là où les derniers immeubles de la ville semblaient sortir prendre l’air dans les champs… Ce morceau de pain dont le ciel avait rassasié sa faim et consolé son angoisse, elle s’en souviendra plus longtemps que des roseaux, elle s’en souviendra toujours… Le ciel ne manquera pas de miséricorde cette fois-ci encore, le ciel, cette patrie éternelle des oiseaux blessés, plus belle que le velours du lac, plus tendre que le chant des roseaux ! Fallait-il chercher un autre pays pour y réfugier ses espoirs ?
Le paysage de désolation alentour l’enveloppait de solitude car ce désert gris résonnait d’un silence presque total. Pas de cris d’oiseaux pour égayer l’étendue des herbes anéanties par le vent et le soleil, desséchées, qui tristement obéissaient à la violence des bourrasques. Le silence l’écrasait. Le silence de l’air et des herbes donnait la parole au regret de cette complicité des ailes qui entourent le vol vers le pays promis, qui touchent, qui effleurent l’extrémité de tes ailes, cette camaraderie de vol qui engendre le sentiment d’unité, qui fait des oiseaux pèlerins un peuple… Mon peuple, pourquoi m’as-tu abandonnée, pourquoi m’as-tu laissée en arrière, les ailes sans force, le cœur sans ami ? Pourquoi as-tu continué ton voyage sans moi ?
Dans le ciel obscur apparurent les premières étoiles, petites graines de lumière éparpillées sur l’aire céleste comme des oiseaux en vol, comme une promesse de pain qui ne manquera pas aux affamés. La petite oie sauvage mit sa tête sous son aile, ferma les yeux et sourit à son rêve dans lequel les étoiles devenaient tour à tour des oiseaux lumineux qui accompagnaient son vol, et morceaux de pain qui rassasiaient son désir de paix et de chaleur…
Ainsi arriva le matin, voilé d’une brume grisâtre. Puis, les couleurs douces de l’or et de l’argent paraient un ciel qui timidement dévoilait son bleu. Les étoiles, énormes, descendaient dans les herbes jaunies pour se transformer en étincelles de rosée et abreuver l’aube naissante… Des vapeurs cachaient l’horizon lorsqu’au loin un nuage d’oiseaux blancs, telle une constellation nouvelle, envahit les airs par le bruit des ailes et l’appel des chants… Des cygnes ! Toute jeune l’oie sauvage avait rêvé d’être comme eux… Leur arrivée dans le pays de son désespoir n’était-il pas signe encourageant ? Elle approcha les oiseaux majestueux avec crainte. Le plus fort des cygnes posa sa tête sur son cou, protecteur et amical à la fois. C’était comme retrouvailles avec sa famille, avec son peuple. Comme si les étoiles du ciel, compagnes fidèles de son rêve, venaient la chercher pour l’amener dans sa vraie patrie. Comme si le rêve avait puisé sa force d’accomplissement dans la mémoire de sa gratitude qui l’avait arrachée au désespoir…
Le cygne protecteur cria fort pour le départ. L’oie sauvage, emportée par la joie, suivit son envol, entourée de ses nouveaux amis. Le ciel alluma tous ses feux pour leur montrer le chemin…
Svétoslava Prodanova-Thouvenin
de Strinava
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