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Contes du Temps

Contes du Temps (5/5) : La maison de l’Éternité

Illustration par l’auteur

CYCLE « CONTES DU TEMPS » (5/5)
LA MAISON DE L’
ÉTERNITÉ

Conte inspiré par la Lorraine
À Jean-Pierre Ziegler

Le Temps arpentait le no man’s land. Une Terre assourdie depuis la nuit des temps par le son du clairon et du tambour. Les hommes se battaient pour la conquérir. Le Temps les aidait, parfois les uns, parfois les autres, selon ses caprices. De ses propres mains le Temps creusait les tranchées au sein desquelles les hommes, devenus soldats, s’end­or­maient dans le sommeil cauchemardesque de la mort, en enlaçant leurs fusils. La Terre tremblait en abritant tant d’espoirs assoupis. La Terre et le Temps n’appartenaient à personne. Ils étaient tout-puissants car ils ne rêvaient pas la tendresse caressante d’une main, au moins c’est cela qu’ils croyaient.

Des deux la Terre était plus vulnérable. Dans ses entrailles s’agitait doucement un cœur de charbon qui pouvait offrir aux hommes tant de chaleur. Le Temps l’aurait-il voulu, il pouvait ouvrir des mines dans ses tréfonds au lieu de la défigurer par les traces saignantes des tranchées. Les hommes qui restaient étrangement immobiles dans ces horribles cicatrices sur son visage, ces hommes étaient les fils de la Terre et elle les pleurait tous. Ses sanglots secouaient les couches de charbon qui formaient son cœur et le Temps galopait sur la Terre saisie de douleur, galopait poursuivi par la peur pour la première fois dans sa vie.

Et là il aperçut la maison. Sur cette Terre chahutée par la détresse seule cette maison demeurait inébranlable. Le Temps poussa violemment la porte et entra. Il se laissa tomber sur la première chaise venue, puis essaya d’apaiser les coups de son cœur. Ces coups résonnaient dans sa poitrine comme les pas de marche menaçants d’une escouade de soldats. D’autres pas touchèrent son ouïe. Le Temps se tourna en direction de leur léger bruit. Dans la pièce était entrée une jeune fille dont les yeux étaient étrangement remplis de sagesse sur un visage qui ne portait aucune trace du Temps. Ils s’étaient rencontrés quelque part, mais où ? La jeune fille devina la question dans le regard du Temps et s’empressa à dire :

– Je vais te faire un festin ! Pour la première fois tu franchis le pas de ma maison… — Sa voix avait un son qui évoquait des souvenirs, cette voix venait de l’enfance du Temps, ou peut-être d’une époque plus lointaine…

Le Temps promena ses regards autour de lui. Un des murs de la maison était transparent et donnait sur des contrées lointaines et infinies. Sans même le vouloir le Temps leva sa main en montrant ces étendues merveilleuses, mais le regard sévère de la jeune fille fixa ses doigts tachetés de sang, et le Temps, gêné, les cacha derrière son dos. Ils se mirent à table.

– Buvons à la santé des braves soldats — le Temps leva son verre. Subitement un chant d’orgue remplit le silence qui suivit son toast. Il résonnait comme un pleur.

– D’où vient cela ? — La peur envahit le Temps.

– Ma maison est pleine d’orgues. Ils disent toujours la vérité — répondit d’un ton tranquille la jeune fille et ajouta :

– C’est pourquoi je n’ai pas peur de tes mensonges. Je ne te fais pas bêtement confiance — Puis la jeune fille leva son verre :

– Moi je trinque à la santé des soldats qui rentreront chez eux, ayant appris encore une vérité. Ils s’endormiront heureux, dans les bras de leurs femmes. Dans leurs rêves chanteront mes orgues et effaceront de leur mémoire tes mensonges qui éclatent comme des obus. On ne peut jamais comparer le son d’un orgue à ces éclats… Sous cette berceuse douce et majestueuse les soldats rêveront du cœur de la Terre qui n’ap­par­tient qu’au Ciel…

Subitement dans la pièce se mirent à étinceler des braises de charbon. Elles glissèrent vers le Temps et il vit à ses pieds en se frottant comme des chatons se rassembler des vieux fers à repasser pleins de charbons ardents…

– Ils m’aident à effacer tes erreurs ! — répondit la jeune fille à la question qui brûlait les lèvres du Temps sans oser s’exprimer. – Je suis ta sœur, je suis l’Éternité !

Un vent chaud souffla des entrailles de la maison, la porte s’ouvrit, le vent emporta le Temps dehors, il ne pouvait presque plus poser ses pas sur la Terre, ses pas ne laissaient plus de traces…

– Terre, à qui appartiens-tu ? — gémit le Temps. Autrefois je laissais des cicatrices dans ta chair…

– Je n’appartiens qu’au Ciel, Lui seul est mon Maître ! Seul Lui peut arracher les ardeurs de mes tréfonds… — répondit une voix profonde et forte.

Qui avait persuadé la Terre de rompre sa solitude, de se hisser plus haut que ses collines endolories et s’adonner au Ciel ?… Qui, qui l’a rendu sûre d’elle-même ?…

Le Temps tourna ses regards derrière lui. Loin, à la frontière du passé, du présent et de l’avenir inébranlable, se dressait la maison de l’Éternité.

Le Temps égara ses pas incertains dans une Terre affranchie qui lui était devenu hostile.

Une Terre promise au Ciel.

Svétoslava Prodanova-Thouvenin
de Strinava

o-o-o

Illustration par
Margretta Grigorova

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