
Illustration par l’auteur
CYCLE « CONTES DU TEMPS » (2/5)
LE COUESNON
« Le Couesnon,
en sa folie,
mit le Mont en Normandie »
Couesnon jaillit de la terre fière de Mayenne. Arracha de ses entrailles la force et emporta les eaux piégées dans le giron des rives. Les rives — destin du fleuve, sa direction, sa recherche de l’infini de l’océan. Sur l’une des rives de Couesnon galopait le Temps. Le Temps qui aimait la terre ferme où l’on peut laisser des traces. Changeante et inconstante, lancée toujours en avant, aussi insaisissable que lui, l’eau lui faisait peur. Mais pas l’eau de toute rivière. Il y avait même des fleuves que le Temps pouvait subjuguer, ils lui laissaient des gués ; au fil des années ils n’avaient qu’une fierté — le Temps avait traversé leurs eaux. Il y avait encore ceux qui lui offraient leur cours, le Temps y nageait oubliant sa crainte d’eau vive…
Mais Couesnon ne ressemblait à aucune rivière, celle-ci ne voulait pas se soumettre au Temps, elle voulait le dépasser. Elle courait plus vite que lui, lui barrait les chemins les plus courts, lui faisait peur par les profondeurs de son assiduité dans lesquelles se noyait la puissance du Temps. Le Temps se pressait sur l’une des rives et n’osait pas passer à la nage sur l’autre. Il devait être plus rapide que la rivière, arriver à la prendre au dépourvu, et atteindre l’autre rive en marchant sur la terre ferme. Régner sur une berge seulement, c’est être seigneur sans domaine. Tant que la rivière gardait pour elle l’autre rivage, elle était la plus forte. Le Temps ne pouvait lui pardonner cette force. Il devait la vaincre.
La rivière était lasse de courir toujours plus vite. Elle s’arrêta et prêta oreille au murmure de ses eaux. Ce murmure était son destin éternel. Elle ressentit un désir intense de silence. Le silence naquit en elle, dans le plus profond de son être comme un rêve irréalisable. La rivière savait que le silence existe mais elle ne l’avait jamais rencontré. Les sons se fondent dans le silence comme les couleurs dans le blanc éclatant de la lumière. Et chaque son trouve dans le silence son vrai sens, résonne et s’abrite en lui. Couesnon avait cette connaissance du silence et l’aimait. Elle l’aimait ! Dans ce mot il y avait du silence, du silence qui comme une prière effleurait les eaux de la rivière et enlevait leur fatigue…
Le silence appelait Couesnon. Un frisson transit ses eaux, la réveilla et la poussa en avant. Le Temps l’avait devancée. Il pouvait atteindre avant elle le silence, le toucher, le détruire, le salir car le Temps, la rivière le savait, était avide du pouvoir. Couesnon était pressée, elle se heurtait dans son fond pierreux, elle se noyait dans ses propres profondeurs. L’océan était tout près. Encore un peu, et le Temps prendrait possession de l’autre rive, celle en face de laquelle se dresse l’Abbaye. Couesnon entendit le cri muet de cette immense demeure de la beauté, de cette immuable forteresse du silence, ce rempart de la foi en l’Éternité.
– Aide-moi ! — murmura le silence.
Couesnon lança la tendresse puissante de ses eaux. Elle étala leur force amoureuse devant les pas écrasants du Temps et disparut dans l’océan…
– Le Couesnon est folle ! — s’écria le Temps, de sa berge, voué désormais à raconter des légendes tristes aux rochers.
– Le Couesnon est heureuse… — répondit la voix profonde de l’océan gris.
– Le Couesnon est éternelle… — chuchota le silence, abrité dans le temple de l’Abbaye. Il savait avec certitude que le Temps était impuissant face à la force invincible de la forteresse de pierre. Sur cette rive fleurissaient, et donnaient des fruits abondants, des pommiers que le Temps ne pouvait même pas effleurer. Leur bruissement sous la brise de l’océan répétait le nom de l’Éternité.
Le nom de l’Éternité est amour.
Svétoslava Prodanova-Thouvenin
de Strinava
o-o-o
